Même les anges doivent vieillir...
Il était une fois un sculpteur de pierre qui se désespérait « Mais que cet ange est laid », murmurait-il en reprenant pour la centième fois son burin. Il tapa plusieurs fois, au niveau du nez tout d’abord, puis sur le haut des joues, tentant d’amincir la grosse figure née de ses mains. L’œil également, plutôt les yeux – lui qui à l’ordinaire les réussissait si bien. Et toutes ses rides apparues sous sa gouge sans qu’il s’en rendît compte…
Il reprit également le pli du dos, trop courbé, trop bas comme si cet ange avait eu besoin d’une canne pour s’appuyer. Il n’y arrivait pas ! C’était comme si toutes ces années de taille ne lui avaient rien appris.
Découragé, le sculpteur regarda une à une chacune des statues exposées sur la double rangée d’étagères contre le mur de l’atelier. Il y avait là le travail d’une vie : une statue de la Vierge taillée dans la douceur d’un bloc de pierre tendre ; pour la garder, Michel, l’Archange, suivi de la milice du ciel solidement armée, prête à contenir les démons ; un Sébastien au regard de tristesse lardé de quelques flèches ; l’aigle tenant dans son bec l’encrier de Saint Jean. Et sur l’autre côté, Vénus la Romaine, Aphrodite la Grecque et son boiteux de mari, Diane la chasseresse etc… Il n’y avait là que grâce et finesse.
Il ne comprenait pas pourquoi cet ange lui résistait. D’ordinaire, rien qu’en la flattant, la caressant, en l’écoutant chanter, il savait. Il savait ce qu’elle renfermait à cœur. La pierre lui parlait : « Oui, un ange est caché ; attention, j’ai quelques impuretés… » Lui ne faisait que libérer la forme. Mais là, il se sentait impuissant.
Le sculpteur ôta la statue du trépied et la rangea face au mur comme s’il avait voulu la punir. Il posa sur l’établi une belle pierre marbrière d’Hydrequent au grain fin. Jamais cette pierre ne l’avait trahi. Il prit le maillet et pointerolle, fixa intensément le bloc, se recueillit et se mit à l’ouvrage : quelques coups précis, dégrossissage rapide afin de dégager la forme ; l’homme recula d’un pas et prit la mesure, la chose se présentait bien : une courbure élégante, une ligne franche. Il choisit un outil plus fin et entreprit le travail, l’esthétique, la beauté d’un geste esquissé. Tout à l’ivresse ressentie lorsque la passion guide la main.
L’homme en pleine création, oublieux du temps, momentanément perdu pour le monde extérieur, vivait son ange.
Ses doigts grattaient, polissaient , caressaient… Cet ange qui s’extirpait si difficilement de la pierre était celui, l’ange gardien si beau, si doux qui regarde par-dessus l’épaule. L’ange qui dit le bien, le mal, qui console, qui pardonne.
Le coq chanta, la nuit finissait. L’homme ne l’avait pas vu commencer. Sur une paillasse jetée, il s’éveilla. Il était si fier de ce qu’il avait réalisé.
Le premier soleil éclaira l’atelier et il la vit !
Une silhouette d’ange mais … trop aigüe ! trop courbée ! pliée sur elle-même, recroquevillée comme une feuille morte, semblable en tout point à celle qu’il avait rejetée la veille, vieillarde, comme l’autre.
Il se désespéra, pleura d’épuisement. Il regarda ses mains qui se jouaient de lui, poussière de pierre, fleurs de terre, doigts recourbés. Il ne comprenait pas pourquoi la pierre se refusait. Longtemps, il resta prostré.
Le second soleil souleva les poussières, l’homme se leva pour prendre la statue et la mettre comme l’autre face contre le mur. Glissement des doigts sur la pierre, on eût dit que l’ange ronchonnait. Le sculpteur ressentit une étrange sensation, c’était comme si dans les veines de la pierre le sang s’était mis à couler et que le cœur de l’ange s’était mis à battre.
Et, à cet instant, l’homme s’interrogea : les anges comme les hommes pouvaient-ils être contraints à la vieillesse ?
(source Entre médiéval et renaissance FB)